À lire dans le magazine « La Vie », du 10 au 16 décembre 2020, cet interview par le journaliste et photographe humaniste Mathieu Oui. En ces temps troubles et masqués, une prise de conscience collective s’opère enfin dans le bien fondé du sourire. 
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Fondé par Alexia Guggémos en 1996, le Musée du sourire est l’un des premiers lieux dédiés à l’art entièrement virtuels. C’est un peu par hasard que cette critique d’art férue de nouvelles technologies s’est lancée dans l’aventure. Aujourd’hui, la « cher- cheuse internationale en sourires » poursuit sa quête auprès des artistes contemporains comme dans l’his- toire de l’art. Sa dernière découverte : il y aurait une étonnante correspondance entre l’Ange au sourire, de Reims (1240), et le Tentateur, de la cathédrale de Stras- bourg (1280), son jumeau machiavélique…

LA VIE. Quelles sont les circonstances de la création de ce musée virtuel ?
ALEXIA GUGGÉMOS. L’idée est née un jour de grève de 1995, par le hasard d’un échange avec une étudiante ren- contrée dans l’autobus. Celui-ci s’arrête devant le musée du Louvre, et la jeune femme m’explique qu’elle ne le connaît pas. Je lui propose alors de lui organiser une visite. Et j’ai eu l’idée du sourire comme fil conduc- teur. Cela permettait de découvrir des œuvres de façon pédagogique tout en laissant place à l’émotion.

Vous découvrez alors que ce thème est peu présent dans l’histoire de l’art. Pour quelles raisons ?
A.G.
Durant plusieurs siècles, le sourire est absent ou cantonné à certaines civilisations comme les Sumé- riens, les Étrusques ou les Khmers… Au Moyen Âge, avec la généralisation du portrait, les visages conservent leur sérieux. Le portrait avait alors une utilité sociale : par exemple, présenter de futurs mariés à leur belle-famille. Et le sourire pouvait être associé aux plaisirs charnels, à la jouissance.

L’expression de la Joconde est indéchiffrable, comment l’expliquez-vous ?
A.G.
À la fois artiste et ingénieur, Léonard de Vinci a observé la nature, étudié la physionomie et le mou- vement. Le sourire de la Joconde fonctionne comme un miroir de l’âme, il renvoie à la double face du sou- rire, tour à tour aimable ou plus sournois. Le carac- tère éphémère de l’expression de la Joconde est sub- tilement rendu par l’usage abouti du sfumato. Son sourire n’est jamais figé, il vibre.

Il faut attendre le XVIIIe siècle pour que le sourire se libère véritablement dans l’art…
A.G.
Il éclot au siècle des Lumières avec des peintres comme François Boucher ou Jean-Honoré Fragonard. Élisabeth Vigée Le Brun a également contribué à cas- ser les codes de la représentation. Son portrait de Marie-Antoinette « en chemise » sans les attributs royaux, n’est pas conventionnel. Puis au XXe siècle, il réapparaît chez les artistes du pop art, qui composent à partir d’images de magazines. Le portrait de Marilyn Monroe par Andy Warhol est devenu une icône. Plus récemment, les artistes de rue s’en sont aussi empa- rés comme un signe de liberté d’expression, une forme d’ironie, de dissidence. Le personnage de M. Chat, de Thoma Vuille, est un merveilleux clin d’œil au chat d’Alice au pays des merveilles.

Pourquoi en 2020, admirer ces visages souriants est-il devenu si nécessaire ?
A.G. Je répondrais avec cette citation de Paul Eluard : « Si tu souris, je vois le monde entier. » C’est une fenêtre ouverte sur l’âme. Autant on peut rire tout seul, de façon presque mécanique, autant le sourire est des- tiné à quelqu’un. Sortir masqué nous oblige à prendre conscience de la nécessité fondamentale du sourire, qui a brusquement disparu de notre quotidien. C’est l’occasion de mesurer ses bienfaits pour soi et pour les autres. INTERVIEW MATHIEU OUI